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Suppléments d'âmes

16 septembre 2015

Prenez garde aux "cadeaux" qu'on vous offre...

Je viens tout juste de découvrir cette nouvelle fantastique et je ne résiste pas au plaisir de vous la faire découvrir...

Si l'un d'entre vous a Les contes du whisky (ou du whisky !) dans sa bibliothèque personnelle, je suis preneur. L'ouvrage semble ne plus être édité...

 

« Le tableau » in Les contes du whisky -  Jean RAY

  

Je veux parler de Gryde, l’usurier. Cinq mille hommes lui durent de l’argent ; il fut la cause de cent douze suicides, de neuf crimes sensationnels, d’innombrables faillites, ruines et débâcles financières. Cent mille malédictions l’ont accablé et l’ont fait rire. Mais la cent mille et unième l’a tué, et tué de la manière la plus étrange, la plus affreuse que cauchemar pût enfanter.

 

Je lui devais deux cents livres ; il me faisait payer mensuellement des intérêts meurtriers ; en plus, il fit de moi son ami intime. C’était sa manière de m’être le plus désagréable, car j’ai supporté toutes ses méchancetés. J’ai dû faire chorus aux rires qu’il lâchait devant les larmes, les prières et la mort de ses victimes saignées à blanc. Il passait la douleur et le sang au journal et au grand-livre, parmi le flot montant de son argent. Aujourd’hui je ne m’en plains plus, car cela m’a permis d’assister à son agonie. Et je souhaite la pareille à tous ses confrères.

 

Un matin, je le trouvai dans son cabinet, en face d’un jeune homme, très pâle et très beau. Le jeune homme parlait :

« Je ne puis pas vous payer, monsieur Gryde, mais je vous en prie, ne m’exécutez pas. Prenez cette toile ; c’est mon œuvre unique. Unique, entendez-vous ? Cent fois je l’ai recommencée… Elle est toute ma vie. Même à ce jour, elle n’est pas complètement finie : il y manque quelque chose, je ne sais pas trop quoi mais, plus tard, je trouverai et je l’achèverai. Prenez-là pour cette dette qui me tue, et… qui tue maman. »

Gryde ricanait ; m’ayant aperçu, il me fit signe de regarder un tableau de moyenne grandeur appuyé à la bibliothèque. J’eus un mouvement de stupeur et d’admiration : jamais, je n’avais rien vu de si beau. C’était une grande figure d’homme nu, d’une beauté de dieu, sortant d’un lointain vague et nuageux, un lointain d’orage, de nuit et de flammes.

« Je ne sais pas encore comment je l’appellerai, dit l’artiste d’une voix douloureuse. Voyez-vous, cette figure-là, j’en rêve depuis que je suis enfant ; elle vient d’un songe comme des mélodies sont venues du ciel au chevet de Mozart et de Haydn.

- Vous me devez trois cent livres, monsieur Warton », dit Gryde.

L’adolescent joignit les mains.

« Et mon tableau, monsieur Gryde ? Il vaut le double, le triple, le décuple !

- Dans cent ans, répondit Gryde ! Je ne vivrai pas aussi longtemps.

Je crus pourtant remarquer dans son regard une lueur vacillante, qui changeait cette calrté fixe de l’acier que j’y eus vue. Admiration ou espoir d’un gain futur insensé ? Alors Gryde parla :

« J’ai pitié de vous, dit-il, car j’ai un faible pour les artistes. Je vous prends le tableau pour cent livres ».

L’artiste voulut parler, l’usurier l’en empêcha.

« Vous me devez trois cent livres, payables par mensualités de dix. Je vais signer un reçu pour les dix mois à venir. Tâchez d’être exact à l’échéance du onzième moi, monsieur Warton ! »

L’artiste s’était voilé la face de ses belles mains.

« Dix mois ! C’est dix mois de repos, de tranquillité pour maman. Elle est si nerveuse et chétive, Monsieur Gryde, et puis je pourrai travailler pendant ces dix mois… »

Il prit le reçu.

« Mais, dit Gryde, de votre propre aveu, il manque quelque chose au tableau. Vous me devez le parachèvement et le titre d’ici dix mois. »

L’artiste promit et le tableau prit place au mur, au-dessus du bureau de Gryde.

 

Onze mois s’écoulèrent. Warton ne put payer sa mensualité de dix livres.

Il pria, supplia, mais rien n’y fit. Gryde ordonna la vente des biens du malheureux. Quand vinrent les huissiers, ils trouvèrent la maman et le fils dormant de l’éternel sommeil dans l’haleine terrible d’un réchaud de charbons ardents.

Il y avait une lettre pour Gryde sur la table.

« Je vous ai promis le titre de mon tableau, y disait l’artiste, appelez-le Vengeance. Quant à l’achèvement, je tiendrai parole. »

Gryde en fut fort peu satisfait.

« D’abord, ce titre ne me convient pas. Ensuite, comment pourrait-il l’achever à présent ? »

Il venait de lancer un défi à l’enfer.

 

Un matin, je trouvai Gryde extraordinairement énervé.

« Regardez ce tableau, me cria-t-il dès mon entrée. Vous n’y voyez rien ? »

Je n’y trouve rien de changé. Ma déclaration sembla lui faire grand plaisir.

« Figurez-vous… » dit-il.

Il passa la main sur son front, où je vis perler la sueur, et continua presque aussitôt :

« C’était hier, après minuit, j’étais déjà couché, quand je me souvins que j’avais laissé des papiers assez importants sur mon bureau. Je me levais aussitôt pour réparer cet oubli. Je trouvai fort bien le chemin dans l’obscurité, dans cette maison dont chaque coin m’est familier et je pénétrai dans mon cabinet sans allumer la lumière. Du reste, la lune éclairait très nettement la pièce. Comme je me penchais sur mes paperasses, quelque chose bougea entre la fenêtre et moi… Regardez le tableau ! Regardez le tableau ! hurla tout à coup Gryde. C’est une hallucination, sans doute. Je n’y suis pourtant pas sujet… Il me semble avoir vu bouger la figure… Eh bien ! Cette nuit, j’ai cru voir - non j’ai vu - le bras de l’homme sortir de la toile pour me saisir !

- Vous êtes fou, dis-je brusquement.

- Je le voudrais bien, s’écria Gryde, car si c’était vrai…

- Eh bien ! lacérez la toile si vous croyez à cette histoire ! »

La figure de Gryde s’éclaira.

« Je n’y avais pas pensé, dit-il. C’était trop simple… »

D’un tiroir, il sortit un  long poignard au manche finement ciselé. Mais comme il s’apprêtait à détruire le tableau, il se ravisa soudain.

« Non, dit-il., pourquoi gaspiller cent livres pour un méchant rêve ? C’est vous qui êtes fou, mon jeune ami. »

Et, rageur, il jeta l’arme sur son bureau.

 

Ce n’était plus le même Gryde que je trouvai le lendemain, mais un vieillard aux yeux déments, grelottant d’une frayeur affreuse.

« Non, hurla-t-il, je ne suis pas fou, imbécile, j’ai vu vrai ! Je me suis levé cette nuit. J’ai voulu voir si j’avais rêvé. Eh bien ! eh bien !...il est sorti du tableau, rugit Gryde en se tordant les mains, et... et… , mais regardez donc la toile, triple idiot, il m’a pris le poignard ! »

J’ai mis la tête entre les mains, j’ai cru devenir fou, comme Gryde. Ma logique s’est révlotée. La figure du tableau tenait dans sa main un poignard qu’elle n’avait pas hier, et je reconnus aux ciselures artistiques ; que c’était le poignard que  Gryde avait jeté la veille sur son bureau !

 

J’ai conjuré Gryde de détruire la toile, mais l’avarice a encore combattu victorieusement la frayeur.

Il ne voulait pas croire que Warton allait tenir parole !

 

Gryde est mort.

On l’a trouvé dans son fauteuil, exsangue, la gorge béante. L’acier meurtrier avait entamé jusqu’au cuir du siège.

J’ai jeté un regard terrifié sur le tableau : la lame du poignard était rouge jusqu’à la garde.

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16 septembre 2015

Frémissez !

Voici quelques nouvelles tirées de Contes glacés, de Jacques Sternberg. Ce volume traînait dans ma bibliothèque depuis quelques temps. Malheureusement pour vous, je l'en ai ressorti... Gare : quand le réel s'estompe et que la raison vacille, le pire est à craindre ! 

Faites-moi savoir laquelle vous avez préférée...

 

La Photographie

 

Il y avait quelques mois que j’avais acquis cette photographie. Collée sur un panneau de contreplaqué, elle envahissait presque tout sur un mur et, bien souvent, je me demandais pourquoi je ne la remplaçais pas ; je ne lui trouvais rien de bien remarquable et en général je n’appréciais guère la photo.

A la rigueur, on pouvait lui trouver quelque chose d’insolite, une impression diffuse qui me dérangeait parce que, justement, je ne voyais pas exactement pourquoi je jugeais cette image insolite. Elle représentait un grand lac, vraiment très banal, avec en arrière-plan une colline déserte pas moins banale. La photo était en noir et blanc, le ciel uniformément gris sale. Sur le lac, on voyait une barque, perdue au loin, minuscule, mais inquiétante.

Je mis un certain temps à me rendre à l’évidence, même si elle me paraissait difficile à accepter : la barque, de semaine en semaine, avançait.

Mais il en était ainsi. Inexorablement, se déplaçant dans un espace-temps impossible à définir, la barque grandissait parce qu’elle avançait sur le lac, venue de quelque lointain rivage pour se diriger vers le bord extérieur du cliché. Autant dire vers moi.

Un jour, je pus distinguer deux personnages dans la barque. L’un ramait, et l’autre, assis plus en avant semblait ne rien faire. Quelques temps plus tard, d’autres détails attirèrent mon regard. C’était un homme aux bras nus qui ramait et le personnage placé à la proue ne pouvait être qu’une femme. Comme la barque se dirigeait droit vers moi, chaque jour qui passait donnait du poids, de la présence aux deux personnages que j’observais avec curiosité.

Mais seule la femme m’intéressait. Jusqu’au moment où l’inquiétude, la peur, puis l’effroi me nouèrent la gorge parce que je la reconnaissais. Impossible de la confondre avec une autre : de longs cheveux raides et blonds, des yeux si froids qu’ils paraissaient éteints, un corps trop massif et menaçant dans son immobilité, tout en elle me donnait froid dans le dos. Surtout qu’elle me dévisageait les yeux dans les yeux, sans aucune trace de sentiment, et sur ses genoux il y avait un fusil dont le canon également me lorgnait de son œil de cyclope meurtrier. Une de ses mains semblait caresser tendrement la gâchette. Je convulsais.

Comment ne pas la reconnaître et me souvenir de tout sans trembler ? Oui, j’avais eu une brève liaison avec elle, l’hiver dernier …Et j’ai rompu, emporté par une brutalité qui ne me ressemblait pas. Et à cet instant, avec une froideur sauvage, elle s’était juré d’avoir un jour ma peau.

 

 

 Le tapis 

 

L'enfant avait placé une vaste caisse au milieu de la chambre et, depuis quelques heures déjà, il naviguait ainsi, brassant le vide, dévisageant l'hori­zon enfui dans le mur, le tapis figurant l'océan, la caisse un voilier de fort tonnage.

 

Vers six heures, comme chaque soir à cette heure, le père rentra du travail.

 

Il pénétra dans le salon, il eut le temps de désapprouver l'idée de son fils, il atteignit à cet instant le tapis, coula à pic et se noya.

 

 

Les ennemis

 

Tout d’abord, l’enfant avait capturé l’araignée.

Il r 'avait enfermée dans une petite boîte.

Puis, il avait capturé la mouche.

Il l’avait enfermée dans une autre petite boîte.

Après quelques jours, il avait regardé. L’arai­gnée lui parut de taille à attaquer, la mouche de taille à se défendre.

Il déversa les deux adversaires dans un bocal en verre, il attendit ensuite.

Rien ne se passa le premier jour.

L’enfant décida d’attendre encore quelques jours, de séparer l’araignée de la mouche, de les laisser grandir.

Et vraiment les insectes grossirent de jour en jour, l’araignée devint de plus en plus capable de tuer, la mouche de ne pas se laisser tuer sans combattre.

Un soir enfin, l’enfant prit la décision d’en finir.

Pour la deuxième fois, il jeta dans un même bocal la mouche et l’araignée.

Rien n’arriva. Des jours passèrent.

L’enfant se vit obligé d’échanger le bocal contre un petit aquarium. Il y plaça les deux person­nages du drame, qui très certainement n’allait plus tarder à éclater.

L’enfant passa toute la soirée à guetter ce drame, les yeux confondus dans le verre de la paroi.

L’araignée s’était nichée dans un coin. La mou­che dans un autre coin, un peu plus haut.

Fait étrange, les insectes ne semblaient pas s’observer. Ils regardaient au-delà du verre, semblait-il ; l’enfant souriait et se demandait ce qu’ils regardaient, de même qu’il se demandait ce qu’ils attendaient.

Il se posa ces questions durant quelques heu­res, puis, éreinté, à bout de patience, les yeux vidés de curiosité et de regard, il s’endormit.

Alors l’araignée bougea et se dirigea vers la mouche. La mouche bougea elle aussi, se dirigea vers l’araignée. Les deux insectes s’accrochèrent à la paroi de verre, ils firent craquer le couver­cle de leur prison et, en six minutes, ils dévo­rèrent l’enfant.

 

 

Le plafond

 

Il était immobilisé dans son lit, les deux jam­bes fracturées. Depuis six semaines, il en était réduit à regarder fixement le plafond. Depuis six semaines il cherchait en vain dans ce désert de plâtre un détail, une fissure, une tache, n’im­porte quoi, quand un matin il vit la chose, là dans un coin, près de la fenêtre.

Il eut un sursaut de joie. Avidement, il s’atta­cha à suivre le point rouge qui bougeait, car il bougeait, il bougeait oui, rapide et cependant si lent car si minuscule. Il le suivit des yeux, affolé à l’idée de le perdre de vue. Ce point rouge qui venait de sortir d’un angle du plafond, c’était une fourmi.

Après quelques secondes, elle parut hésiter, elle revint sur ses pas, s’arrêta un instant près d’un angle du plafond, elle dut lancer quelques si­gnaux, car aussitôt une autre fourmi apparut.

Elles s’avancèrent, mais se séparèrent très vite.

Et venant de deux endroits différents, d’autres fourmis apparurent.

Immédiatement, en quelques virevoltes bien réglées, elles se rangèrent en patrouilles de six unités.

Le malade regardait toujours avec la même avidité, souriant, ébloui, subjugué.

Une heure plus tard, tout le plafond grouillait de caravanes dont la plus importante filait vers le mur, lourde et rouge comme un caillot de sang vivant.

Les groupes correspondaient sans cesse entre eux, chaque mouvement paraissait médité, et des patrouilles allaient sans cesse d’un groupe à un autre, donnant des ordres pendant que d’autres groupes semblaient assurer la circulation qui était d’ailleurs très ordonnée.

Le malade souriait toujours, empoigné, étourdi de plaisir et d’étonnement.

Vers une heure, l’armée tout entière avait aban­donné le plafond et se trouvait groupée verticale à quelques millimètres de la jonction entre le mur et le parquet.

Elle s’arrêta là.

Une patrouille de quelques fourmis se détacha du bloc, elle se dirigea vers un point du parquet et, de ce point, venant de quelque gouffre dissi­mulé sous les lattes, une autre gorgée de fourmis se répandit sur le plancher...

Cette invasion devait être le signal attendu, car toute l’armée qui venait du plafond descen­dit en masse vers le parquet, opérant la fusion au ralenti, sans le moindre désordre.

Vers deux heures de l’après-midi, le malade brusquement cessa de sourire.

Il arrivait sans cesse d’autres faisceaux de fourmis, des coulées de renfort qui venaient du plafond, du sol, du mur et tout le plancher n’était plus qu’un énorme terrain de manœuvres.

Mais le malade ne sentit vraiment la peur que lorsqu’il vit toute l’armée s’immobiliser. Il atten­dit quelques secondes.

Bientôt arriva ce qu’il attendait: une fourmi avait atteint le drap de son lit, elle se dressait sur ses pattes; indiquant et signalant, elle sem­blait scruter l’horizon, l’avenir, les choses et le but à atteindre.

Une deuxième fourmi apparut.

La première redescendit.

Et toute l’armée se remit à bouger.

Alors, pris de panique, le malade s’empara de la poire électrique qu’il avait à portée de ses doigts. Il se mit à sonner, il appuya furieuse­ment, il appuya de plus en plus fort, mais en vain. Aucun son, il n’y avait plus aucun son à attendre : les fourmis avaient prévu ce geste et depuis bien longtemps elles avaient coupé les fils.

 

Le râle

 

            J’allais ouvrir le robinet quand j’entendis ce bruit. Il semblait venir du plus profond de la tuyauterie. C’était une sorte de râle continu, une plainte larvaire qui paraissait se traîner au ralenti de la vie vers la mort. Cela dura quelques instants, puis plus rien.

             J’ouvris alors le robinet brusquement. Et un jet de sang gicla dans le lavabo.

 

 

Le mois d’août

 

Ils étaient prêts à quitter leur appartement pour partir, comme chaque année, en vacances.

« As-tu fermé le compteur à gaz ? demanda la femme.

- C’est fait. Et j’ai coupé l’électricité, dit l’homme.

- Et l’eau? demanda l’enfant.

- J’allais oublier, dit la femme. L’anti-mites. »

Elle avisa une grosse boule blanche embal­lée dans un papier transparent verdâtre. Elle l’avait suspendue à une poignée de porte dans le salon.

« Je casse la capsule, dit-elle. C’est rudement pratique. Et voilà... »

La capsule céda en effet.

La femme d’abord, l’homme et l’enfant en­suite, tombèrent presque en même temps, fou­droyés comme des mouches.

La première mite de l’été voleta vers le pro­duit. Elle vint se poser sur la boule blanche, la goûta et parut la trouver à son goût.

 

 

Le boucher

 

« Et pour madame, ce sera ? » s’affaira le bœuf écorché, armé d’un couteau.

La cliente le dévisagea, lui sourit, puis répondit :

« Un gigot d’homme, peut-être bien, pour changer… »

 

 

Les chats

 

On s’était si souvent demandé, et depuis long­temps, à quoi les chats pouvaient bien penser.

Tapis au plus profond de leur solitude, enrou­lés autour de leur chaleur, comme rejetés dans une autre dimension, distants, méprisants, ils avaient l’air de penser, certes.

Mais à quoi ?

Les hommes ne l’apprirent qu’assez tard. Au XXIème siècle seulement.

Au début de ce siècle, en effet, on constata avec quelque étonnement que plus aucun chat ne miaulait. Les chats s’étaient tus. On n’en fit pas un drame. En fin de compte, les chats n’avaient jamais été tellement bavards : sans doute n’avaient- ils vraiment plus rien à dire à présent.

Puis, plus tard, on releva un autre fait.

Plus singulier celui-là, beaucoup plus singu­lier : les chats ne mouraient plus.

Quelques-uns mouraient évidemment par acci­dent, écrasés par un véhicule, le plus souvent; ou emportés en bas âge par quelque maladie parti­culièrement pernicieuse. Mais les autres évitaient la mort, lui échappaient, comme si cette fatale échéance n’avait plus existé pour eux.

Cette énigme, personne ne la perça jamais.

Leur secret était simple, pourtant. Les chats, depuis qu’ils étaient sur terre, n’étaient jamais sortis de leur indolence native pour accomplir, comme les hommes, mille petits tours savants. Ils n’avaient jamais rien construit, pas même leur niche. Ils avaient toujours laissé les hommes s’oc­cuper de leur sort, leur procurer la nourriture, le confort et la chaleur artificielle. Eux, libérés de tout, avaient toujours vécu dans une sorte d’hi­bernation idéale, bien dosée, parfaitement mise au point, ne songeant qu’à mieux se concentrer, douillettement lovés dans leur bien-être.

Les chats avaient eu beaucoup de temps pour penser. Ils avaient beaucoup pensé. Mais alors que les hommes pensaient à tort et à travers, au superflu de préférence, les chats, eux, n’avaient pensé qu’à l’essentiel, sans cesse, sans se laisser distraire. Ils n’avaient médité, inlassablement, au cours des siècles, qu’un seul problème.

Et, à force d’y penser, ils l’avaient résolu.

 

 

Le poisson

 

Ce ne fut que vers huit heures du soir, quand la nuit allait lui sauter à la gorge, comme un chat sauvage, que le pêcheur sentit soudain le froid.

Il était arrivé devant ce plan d’eau à l’aube, il n’avait pas pris le moindre poisson. Cela lui parut inquiétant. Comme tous les pêcheurs, il n’avait que peu de cervelle et peu de faculté de raisonner, mais il pensa quand même qu’il prenait toujours au moins un poisson, même dans les étangs morts que l’on prétendait peu poissonneux.

De là à penser à la poisse, il n’y avait qu’un pas. Il le franchit et s’obstina. Il ne voulait pas rentrer bredouille. Il accrocha un nouvel hameçon à sa ligne, la lança et se mit à penser.

Il se demanda pourquoi il était venu là, qui lui avait indiqué cet endroit, comment il était arrivé jusque-là, pourquoi il s’obstinait, et il ne trouva pas de réponse à ses questions relativement complexes.

Il en était là quand soudain son bouchon plongea sous l’eau. Il avait enfin accroché un poisson. Un gros poisson sans doute parce qu’il n’arrivait pas à l’arracher à l’eau. Cela dura longtemps, cette lutte.

Mais le poisson résistait. Et le pêcheur résistait aussi. Comme s’il avait pris dans un bloc de glaise ou de glace, relié par sa ligne à un autre bloc de glaise, l’homme se paralysait dans son geste de tirer à lui quelque chose qui ne voulait pas venir à lui et puisque le poisson ne cédait pas, il ne cédait pas non plus.

Un seul fait lui importait : il avait enfin pris quelque chose alors que, depuis ce matin, il n’avait rien pris. Quelque chose d’énorme puisque ça lui résistait alors qu’il tirait de toutes ses forces.

A minuit, il tirait toujours. Epuisé, glacé, essoufflé.

A l’aube du lendemain, alors qu’il respirait à peine, il vit enfin le poisson qu’il avait harponné. Il sortait en effet des eaux. C’était une chose translucide, apparemment molle, qui ne semblait pas avoir de contours, mais qui pesait de tout son poids alors qu’elle ne semblait pas avoir de réalité. Et l’homme tirait toujours, alors qu’il n’avait plus de force en lui.

Et il ne voyait jamais qu’une chose qui sortait peu de l’eau, de plus en plus irréelle, de plus en plus lourde comme sans cesse gorgée de plus en plus d’eau ou d’algues invisibles.

Jusqu’au moment où, soudain, il bascula en avant, vers l’eau.

On ne retrouva le pêcheur que quelques jours plus tard, noyé, boursouflé entre deux gerbes d’algues, toujours accroché à sa ligne.

Ce qu’il avait cru retirer des eaux, c’était la mort.

Pas un simple poisson.

 

 

Les revenants

 

            Un jour, ils revinrent sur terre.

Ils nous apprirent que nous n’étions ni des animaux, ni de purs esprits, ni des êtres humains. Mais des robots.

            Des robots de chaire, car ils avaient utilisé matière pour nous fabriquer. Ils nous avaient d’ailleurs façonnés à leur image, mais très grossièrement, à la hâte, sans fignoler les détails. Eux seuls étaient les êtres humains de cette planète. Ils l’avaient d’ailleurs quittée depuis bien longtemps. Ils nous l’avaient laissée. Parce qu’ils étaient indolents et qu’ils nous avaient conçus industrieux, travailleurs, gavés de conscience professionnelle et d’ambition. Pendant des siècles, nous avions été, à notre insu, les métayers de leur Terre.

            Mais ils étaient revenus.

Et dans le regard atone qu’ils nous accordaient, il n’y avait ni reconnaissance, ni indulgence.

 

 

Les doubles

 

            Depuis qu’on avait inventé le miroir, l’homme avait eu le temps de penser à son reflet, il avait même eu le temps de le contempler, de le vénérer. Il avait toujours eu pour son reflet toutes les indulgences et même toutes les adulations.

            Il avait tort. Mais il n’eut pas le temps de méditer cette erreur. C’est, en effet, par les miroirs que les êtres d’un autre monde envahirent la Terre. Soudain, tous, en même temps. Ce que les hommes avaient toujours pris pour un simple reflet de leur personne était en réalité leur double. Un double étranger qui n’attendait que des ordres venus d’ailleurs. Ils vinrent un jour. Et cette invasion ne laissa que peu de survivants parmi les Terriens. Trop peu de survivants pour tirer la morale de cette histoire dans morale.

 

 

Le rideau

 

Il y avait quelques jours déjà qu’il habitait cette chambre d’hôtel, tous les soirs il avait voulu faire le geste, jamais il n’avait osé.

C’était ce rideau. Rien d’autre.

Le rideau qui, soutenu par une tringle, était tiré très droit en plein milieu du mur.

Un soir cependant il comprit qu’il allait tirer le rideau et savoir, il le fallait, il le sentait. Il le tira.

Derrière le rideau, il y avait un placard, un renfoncement du mur, également tapissé de gros­ses fleurs rouges, mais moins violemment rouges que celles de la pièce, comme si elles avaient été légèrement fanées.

Au fond du placard, il y avait un cadre.

Et dans ce cadre une photo assez inquiétante. Celle d’un désert dans lequel l’escalier d’une station de métro déployait ses marches, débou­chant brutalement en pleine solitude. Appuyée au grillage circulaire, une jeune femme atten­dait, pieds nus dans le sable.

L’homme regarda longtemps ce paysage.

Et, dès lors, tout se joua presque à son insu.

Sans conscience, sans y penser, sans le vouloir, il sortit de cette chambre, il gagna la station de métro la plus proche.

Il disparut sous le sol.

Il disparut de la ville, de monde en même temps.

On ne retrouva jamais sa trace.

Il existe cependant, dans une chambre d’hôtel, un cadre qui contient une photo. Elle représente un métro du désert avec eux personnages. Une femme près de l’entrée. Un homme qui lui tourne le dos.

Tous deux regardent l’horizon.

Ils semblent attendre.

 

 

La boule

 

         J’étais assis à mon bureau, dans ma chambre et, à contre cœur, je faisais mes devoirs. La porte de ma chambre était entrouverte et laissait filer un courant d’air qui me faisait frissonner. Je travaillais néanmoins très consciencieusement.  J’appliquais les couleurs à cette maudite carte de géographie. Rien dans ma vie d’étudiant ne mérite qu’on s’y attarde, et rien non plus n’aurait pu laisser présager ma triste fin.

         Je luttais contre la fatigue due à l’ennui lorsqu’il se passa un incident tout à fait insignifiant, insignifiant mais qui, je ne sais pourquoi, glaça l’atmosphère. Je crus apercevoir une chose assez semblable à une pelote de laine sombre, molle et d’aspect filandreux, rouler sous ma chaise de bureau, furtivement, et étrangement presque peureusement. Rouler n’est pas exactement le terme, plutôt, elle semblait à la fois voler et bondir…un événement inexplicable, bizarre. Je clignai des yeux, les écarquillai, elle était bien là, sous moi, juste là.

          Je me penchai pour regarder dessous la chaise, amusé, intrigué par l’absence de pesanteur de cette boule noire singulière.

          Cette petite chose, je crois, se mit en mouvement, une vibration plutôt et je ne pus résister à la caresser. Je crus percevoir un souffle lent, comme une palpitation rythmée. Impossible ? Si ! J’avais la conviction que cette petite chose était douée d’agilité et de ruse. Une odeur inconnue parvint alors à mes narines, un arôme qui n’était pas désagréable mais inhabituel. Peu à peu, je sentis mon corps tout entier picoter, comme si mille fourmis me chatouillaient. Et dans le même temps, je vis sur ma main des lambeaux grisonnants, tels des voiles, tandis que d’autres s’enroulaient autour de mes bras. Ils montaient davantage que je tentais de m’extraire à l’emprise de la boule.

         Je sortis alors de mon émerveillement et je constatai sa colère. J’avais désormais l’inquiétude d’une fin tragique. Et quand je me rendis compte qu’elle avait pris possession de mon corps, que je n’étais plus à présent qu’un cocon noir et gluant, mon angoisse se transforma en terreur. Mes membres glacés se paralysaient et j’étais impuissant face à mon drame. Je pleurais sans mots dire tant mon épouvante me pétrifiait.

          C’en était fini, je pensai à la mort. Mais ce qui m’attendait était bien pire : je rétrécis littéralement au milieu de ce cocon abominable, pour en devenir le cœur battant, le noyau vivant. Et au moment où la porte s’ouvrit - papa venait m’appeler pour souper – je bondis furtivement sous la chaise…

 

9 septembre 2015

Edgar Allan Poe et ses extraordinaires histoires !

S'il est bien un auteur qu'il faut avoir lu dès lors qu'il s'agit de nouvelles, c'est Edgar Allan Poe, écrivain américain du début du dix-neuvième siècle. 

Le problème avec Poe, c'est que c'est bien dur d'accès ! Sans compter qu'il a été traduit par Baudelaire... d'où une langue exigeante et très littéraire. Mais quoi de mieux pour se faire les dents ?!

 

Je vous livre là 2 de ses nouvelles les plus connues, tirées de Histoires extraordinaires ou Nouvelles histoires extraordinaires. Donnez m'en des... nouvelles ! Et, surtout, ne vous privez pas d'aller en découvrir d'autres : 

https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_extraordinaires

et https://fr.wikisource.org/wiki/Nouvelles_Histoires_extraordinaires

 

Bonnes lectures ! 

 

 Le portrait ovale

 

Le château dans lequel mon domestique s’était avisé de pénétrer de force, plutôt que de me permettre, déplorablement blessé comme je l’étais, de passer une nuit en plein air, était un de ces bâtiments, mélange de grandeur et de mélancolie, qui ont si longtemps dressé leurs fronts sourcilleux au milieu des Apennins, aussi bien dans la réalité que dans l’imagination de mistress Radcliffe. Selon toute apparence, il avait été temporairement et tout récemment abandonné. Nous nous installâmes dans une des chambres les plus petites et les moins somptueusement meublées. Elle était située dans une tour écartée du bâtiment. Sa décoration était riche, mais antique et délabrée. Les murs étaient tendus de tapisseries et décorés de nombreux trophées héraldiques de toute forme, ainsi que d’une quantité vraiment prodigieuse de peintures modernes, pleines de style, dans de riches cadres d’or d’un goût arabesque. Je pris un profond intérêt, — ce fut peut-être mon délire qui commençait qui en fut cause, — je pris un profond intérêt à ces peintures qui étaient suspendues non seulement sur les faces principales des murs, mais aussi dans une foule de recoins que la bizarre architecture du château rendait inévitables ; si bien que j’ordonnai à Pedro de fermer les lourds volets de la chambre, — puisqu’il faisait déjà nuit, — d’allumer un grand candélabre à plusieurs branches placé près de son chevet, et d’ouvrir tout grands les rideaux de velours noir garnis de crépines qui entouraient le lit. Je désirais que cela fût ainsi, pour que je pusse au moins, si je ne pouvais pas dormir, me consoler alternativement par la contemplation de ces peintures et par la lecture d’un petit volume que j’avais trouvé sur l’oreiller et qui en contenait l’appréciation et l’analyse.

Je lus longtemps, — longtemps ; — je contemplai religieusement, dévotement ; les heures s’envolèrent, rapides et glorieuses, et le profond minuit arriva. La position du candélabre me déplaisait, et, étendant la main avec difficulté pour ne pas déranger mon valet assoupi, je plaçai l’objet de manière à jeter les rayons en plein sur le livre.

Mais l’action produisit un effet absolument inattendu. Les rayons des nombreuses bougies (car il y en avait beaucoup) tombèrent alors sur une niche de la chambre que l’une des colonnes du lit avait jusque-là couverte d’une ombre profonde. J’aperçus dans une vive lumière une peinture qui m’avait d’abord échappé. C’était le portrait d’une jeune fille déjà mûrissante et presque femme. Je jetai sur la peinture un coup d’œil rapide, et je fermai les yeux. Pourquoi, — je ne le compris pas moi-même tout d’abord. Mais, pendant que mes paupières restaient closes, j’analysai rapidement la raison qui me les faisait fermer ainsi. C’était un mouvement involontaire pour gagner du temps et pour penser, — pour m’assurer que ma vue ne m’avait pas trompé, — pour calmer et préparer mon esprit à une contemplation plus froide et plus sûre. Au bout de quelques instants, je regardai de nouveau la peinture fixement.

Je ne pouvais pas douter, quand même je l’aurais voulu, que je n’y visse alors très nettement ; car le premier éclair du flambeau sur cette toile avait dissipé la stupeur rêveuse dont mes sens étaient possédés, et m’avait appelé tout d’un coup à la vie réelle.

Le portrait, je l’ai déjà dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce style qu’on appelle, en langage technique, style de vignette ; beaucoup de la manière de Sully dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l’ombre vague, mais profonde, qui servait de fond à l’ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et guilloché dans le goût moresque. Comme œuvre d’art, on ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture elle-même. Mais il se peut bien que ce ne fût ni l’exécution de l’œuvre, ni l’immortelle beauté de la physionomie qui m’impressionna si soudainement et si fortement. Encore moins devais-je croire que mon imagination, sortant d’un demi-sommeil, eût pris la tête pour celle d’une personne vivante. — Je vis tout d’abord que les détails du dessin, le style de vignette et l’aspect du cadre auraient immédiatement dissipé un pareil charme, et m’auraient préservé de toute illusion même momentanée. Tout en faisant ces réflexions, et très vivement, je restai, à demi étendu, à demi assis, une heure entière peut-être, les yeux rivés à ce portrait. À la longue, ayant découvert le vrai secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit. J’avais deviné que le charme de la peinture était une expression vitale absolument adéquate à la vie elle-même, qui d’abord m’avait fait tressaillir, et finalement m’avait confondu, subjugué, épouvanté. Avec une terreur profonde et respectueuse, je replaçai le candélabre dans sa position première. Ayant ainsi dérobé à ma vue la cause de ma profonde agitation, je cherchai vivement le volume qui contenait l’analyse des tableaux et leur histoire. Allant droit au numéro qui désignait le portrait ovale, j’y lus le vague et singulier récit qui suit :

« C’était une jeune fille d’une très rare beauté, et qui n’était pas moins aimable que pleine de gaieté. Et maudite fut l’heure où elle vit, et aima, et épousa le peintre. Lui, passionné, studieux, austère, et ayant déjà trouvé une épouse dans son Art ; elle, une jeune fille d’une très rare beauté, et non moins aimable que pleine de gaieté : rien que lumière et sourires, et la folâtrerie d’un jeune faon ; aimant et chérissant toutes choses ; ne haïssant que l’Art qui était son rival ; ne redoutant que la palette et les brosses, et les autres instruments fâcheux qui la privaient de la figure de son adoré. Ce fut une terrible chose pour cette dame que d’entendre le peintre parler du désir de peindre sa jeune épouse. Mais elle était humble et obéissante, et elle s’assit avec douceur pendant de longues semaines dans la sombre et haute chambre de la tour, où la lumière filtrait sur la pâle toile seulement par le plafond. Mais lui, le peintre, mettait sa gloire dans son œuvre, qui avançait d’heure en heure et de jour en jour. — Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant, elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible. Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il peignait si miraculeusement bien. — Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et, quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais, une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il fut frappé d’effroi ; et, criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : — elle était morte ! »

 

 

 

La chute de la maison Usher

 

Son cœur est un luth suspendu ;
Sitôt qu’on le touche, il résonne.

De Béranger.

 

Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, — mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce domaine, — les murs qui avaient froid, — les fenêtres semblables à des yeux distraits, — quelques bouquets de joncs vigoureux, — quelques troncs d’arbres blancs et dépéris, — j’éprouvais cet entier affaissement d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, — à son navrant retour à la vie journalière, — à l’horrible et lente retraite du voile. C’était une glace au cœur, un abattement, un malaise, — une irrémédiable tristesse de pensée qu’aucun aiguillon de l’imagination ne pouvait raviver ni pousser au grand. Qu’était donc, — je m’arrêtai pour y penser, — qu’était donc ce je ne sais quoi qui m’énervait ainsi en contemplant la Maison Usher ? C’était un mystère tout à fait insoluble, et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui s’amoncelaient sur moi pendant que j’y réfléchissais. Je fus forcé de me rejeter dans cette conclusion peu satisfaisante, qu’il existe des combinaisons d’objets naturels très simples qui ont la puissance de nous affecter de cette sorte, et que l’analyse de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied. Il était possible, pensais-je, qu’une simple différence dans l’arrangement des matériaux de la décoration, des détails du tableau, suffit pour modifier, pour annihiler peut-être cette puissance d’impression douloureuse ; et, agissant d’après cette idée, je conduisis mon cheval vers le bord escarpé d’un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai — mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois — les images répercutées et renversées des joncs grisâtres, des troncs d’arbres sinistres, et des fenêtres semblables à des yeux sans pensée.

C’était néanmoins dans cet habitacle de mélancolie que je me proposais de séjourner pendant quelques semaines. Son propriétaire, Roderick Usher, avait été l’un de mes bons camarades d’enfance ; mais plusieurs années s’étaient écoulées depuis notre dernière entrevue. Une lettre cependant m’était parvenue récemment dans une partie lointaine du pays, — une lettre de lui, — dont la tournure follement pressante n’admettait pas d’autre réponse que ma présence même. L’écriture portait la trace d’une agitation nerveuse. L’auteur de cette lettre me parlait d’une maladie physique aiguë, — d’une affection mentale qui l’oppressait, — et d’un ardent désir de me voir, comme étant son meilleur et véritablement son seul ami, — espérant trouver dans la joie de ma société quelque soulagement à son mal. C’était le ton dans lequel toutes ces choses et bien d’autres encore étaient dites, — c’était cette ouverture d’un cœur suppliant, qui ne me permettait pas l’hésitation : en conséquence, j’obéis immédiatement à ce que je considérais toutefois comme une invitation des plus singulières.

Quoique dans notre enfance nous eussions été camarades intimes, en réalité, je ne savais pourtant que fort peu de chose de mon ami. Une réserve excessive avait toujours été dans ses habitudes. Je savais toutefois qu’il appartenait à une famille très ancienne, qui s’était distinguée depuis une temps immémorial par une sensibilité particulière de tempérament. Cette sensibilité s’était déployée, à travers les âges, dans de nombreux ouvrages d’un art supérieur, et s’était manifestée, de vieille date, par les actes répétés d’une charité aussi large que discrète, ainsi que par un amour passionné pour les difficultés, plutôt peut-être que pour les beautés orthodoxes, toujours si facilement reconnaissables, de la science musicale. J’avais appris aussi ce fait très remarquable que la souche de la race d’Usher, si glorieusement ancienne qu’elle fût, n’avait jamais, à aucune époque, poussé de la branche durable ; en d’autres termes, que la famille entière ne s’était perpétuée qu’en ligne directe, à quelques exceptions près, très insignifiantes et très passagères. C’était cette absence, — pensais-je, tout en rêvant au parfait accord entre le caractère des lieux et le caractère proverbial de la race, et en réfléchissant à l’influence que dans une longue suite de siècles on pourrait avoir exercée sur l’autre, — c’était peut-être cette absence de branche collatérale et la transmission constante de père en fils du patrimoine et du nom, qui avaient à la longue si bien identifié les deux, que le nom primitif du domaine s’était fondu dans la bizarre et équivoque appellation de Maison Usher, — appellation usitée parmi les paysans, et qui semblait, dans leur esprit, enfermer la famille et l’habitation de la famille.

J’ai dit que le seul effet de mon expérience quelque peu puérile, — c’est-à-dire d’avoir regardé dans l’étang, — avait été de rendre plus profonde ma première et si singulière impression. Je ne dois pas douter que la conscience de superstition croissante — pourquoi ne la définirais-je pas ainsi ? — n’ait principalement contribué à accélérer cet accroissement. Telle est, je le savais de vieille date, la loi paradoxale de tous les sentiments qui ont la terreur pour base. Et ce fut peut-être l’unique raison qui fit que, quand mes yeux, laissant l’image dans l’étang, se relevèrent vers la maison elle-même, une étrange idée me poussa dans l’esprit — une idée si ridicule, en vérité, que, si j’en fait mention, c’est seulement pour montrer la force vive des sensations qui m’oppressent. Mon imagination avait si bien travaillé, que je croyais réellement qu’autour de l’habitation et du domaine planait une atmosphère qui lui était particulière, ainsi qu’aux environs les plus proches, — une atmosphère qui n’avait pas d’affinité avec l’air du ciel, mais qui s’exhalait des arbres dépéris, des murailles grisâtres et de l’étang silencieux, — une vapeur mystérieuse et pestilentielle, à peine visible, lourde, paresseuse et d’une couleur plombée.

Je secouai de mon esprit ce qui ne pouvait être qu’un rêve, et j’examinai avec plus d’attention l’aspect réel du bâtiment. Son caractère dominant semblait être celui d’une excessive antiquité. La décoloration produite par les siècles était grande. De menues fongosités recouvraient toute la face extérieure et la tapissaient, à partir du toit, comme une fine étoffe curieusement brodée. Mais tout cela n’impliquait aucune détérioration extraordinaire. Aucune partie de la maçonnerie n’était tombée, et il semblait qu’il y eût une contradiction étrange entre la consistance générale intacte de toutes ses parties et l’état particulier des pierres émiettées, qui me rappelaient complètement la spécieuse intégrité de ces vieilles boiseries qu’on a laissées longtemps pourrir dans quelque cave oubliée, loin du souffle de l’air extérieur. À part cet indice d’un vaste délabrement, l’édifice ne donnait aucun symptôme de fragilité. Peut-être l’œil d’un observateur minutieux aurait-il découvert une fissure à peine visible, qui, partant du toit de la façade, se frayait une route en zigzag à travers le mur et allait se perdre dans les eaux funestes de l’étang.

Tout en remarquant ces détails, je suivis à cheval une courte chaussée qui me menait à la maison. Un valet de chambre prit mon cheval, et j’entrai sous la voûte gothique du vestibule. Un domestique, au pas furtif, me conduisit en silence à travers maint passage obscur et compliqué vers le cabinet de son maître. Bien des choses que je rencontrai dans cette promenade contribuèrent, je ne sais comment, à renforcer les sensations vagues dont j’ai déjà parlé. Les objets qui m’entouraient, — les sculptures des plafonds, les sombres tapisseries des murs, la noirceur d’ébène des parquets et les fantasmagoriques trophées armoriaux qui bruissaient, ébranlés par ma marche précipitée, étaient choses bien connues de moi. Mon enfance avait été accoutumée à des spectacles analogues, — et, quoique je les reconnusse sans hésitation pour des choses qui m’étaient familières, j’admirais quelles pensées insolites ces images ordinaires évoquaient en moi. Sur l’un des escaliers, je rencontrai le médecin de la famille. Sa physionomie, à ce qu’il me sembla, portait une expression mêlée de malignité basse et de perplexité. Il me croisa précipitamment et passa. Le domestique ouvrit alors une porte et m’introduisit en présence de son maître.

La chambre dans laquelle je me trouvai était très grande et très haute ; les fenêtres, longues, étroites, et à une telle distance du noir plancher de chêne, qu’il était absolument impossible d’y atteindre. De faibles rayons d’une lumière cramoisie se frayaient un chemin à travers les carreaux treillissés, et rendaient suffisamment distincts les principaux objets environnants ; l’œil néanmoins s’efforçait en vain d’atteindre les angles lointains de la chambre ou les enfoncements du plafond arrondi en voûte et sculpté. De sombres draperies tapissaient les murs. L’ameublement général était extravagant, incommode, antique et délabré. Une masse de livres et d’instruments de musique gisait éparpillée çà et là, mais ne suffisait pas à donner une vitalité quelconque au tableau. Je sentais que je respirais une atmosphère de chagrin. Un air de mélancolie âpre, profonde, incurable, planait sur tout et pénétrait tout.

À mon entrée, Usher se leva d’un canapé sur lequel il était couché tout de son long et m’accueillit avec une chaleureuse vivacité, qui ressemblait fort — telle fut, du moins, ma première pensée — à une cordialité emphatique, — à l’effort d’un homme du monde ennuyé, qui obéit à une circonstance. Néanmoins, un coup d’œil jeté sur sa physionomie me convainquit de saparfaite sincérité. Nous nous assîmes, et, pendant quelques moments, comme il restait muet, je le contemplai avec un sentiment moitié de pitié et moitié d’effroi. À coup sûr, jamais homme n’avait aussi terriblement changé, et en aussi peu de temps, que Roderick Usher ! Ce n’était qu’avec peine que je pouvais consentir à admettre l’identité de l’homme placé en face de moi avec le compagnon de mes premières années. Le caractère de sa physionomie avait toujours été remarquable. Un teint cadavéreux, — un œil large, liquide et lumineux au delà de toute comparaison, — des lèvres un peu minces et très pâles, mais d’une courbe merveilleusement belle, — un nez d’un moule hébraïque, très délicat, mais d’une ampleur de narines qui s’accorde rarement avec une pareille forme, — un menton d’un modèle charmant, mais qui, par un manque de saillie, trahissait un manque d’énergie morale, — des cheveux d’une douceur et d’une ténuité plus qu’arachnéennes, — tous ces traits, auxquels il faut ajouter un développement frontal excessif, lui faisaient une physionomie qu’il n’était pas facile d’oublier. Mais actuellement, dans la simple exagération du caractère de cette figure et de l’expression qu’elle présentait habituellement, il y avait un tel changement, que je doutais de l’homme à qui je parlais. La pâleur maintenant spectrale de la peau et l’éclat maintenant miraculeux de l’œil me saisissaient particulièrement et même m’épouvantaient. Puis il avait laissé croître indéfiniment ses cheveux sans s’en apercevoir, et, comme cet étrange tourbillon aranéeux flottait plutôt qu’il ne tombait autour de sa face, je ne pouvais, même avec de la bonne volonté, trouver dans leur étonnant style arabesque rien qui rappelât la simple humanité.

Je fus tout d’abord frappé d’une certaine incohérence, — d’une inconsistance dans les manières de mon ami, et je découvris bientôt que cela provenait d’un effort incessant, aussi faible que puéril, pour maîtriser une trépidation habituelle, — une excessive agitation nerveuse. Je m’attendais bien à quelque chose dans ce genre, et j’y avais été préparé non seulement par sa lettre, mais aussi par le souvenir de certains traits de son enfance, et par des conclusions déduites de sa singulière conformation physique et de son tempérament. Son action était alternativement vive et indolente. Sa voix passait rapidement d’une indécision tremblante, — quand les esprits vitaux semblaient entièrement absents, — à cette espèce de brièveté énergique, — à cette énonciation abrupte, solide, posée et sonnant le creux ; à ce parler guttural et rude, parfaitement balancé et modulé, qu’on peut observer chez le parfait ivrogne ou l’incorrigible mangeur d’opium pendant les périodes de leur plus intense excitation. 

Ce fut dans ce ton qu’il parla de l’objet de ma visite, de son ardent désir de me voir, et de la consolation qu’il attendait de moi. Il s’étendit assez longuement et s’expliqua à sa manière sur le caractère de sa maladie. C’était, disait-il, un mal de famille, un mal constitutionnel, un mal pour lequel il désespérait de trouver un remède, — une simple affection nerveuse, — ajouta-t-il immédiatement, — dont, sans doute, il serait bientôt délivré. Elle se manifestait par une foule de sensations extranaturelles. Quelques-unes, pendant qu’il me les décrivait, m’intéressèrent et me confondirent ; il se peut cependant que les termes et le ton de son débit y aient été pour beaucoup. Il souffrait vivement d’une acuité morbide des sens ; les aliments les plus simples étaient pour lui les seuls tolérables ; il ne pouvait porter, en fait de vêtements, que certains tissus ; toutes les odeurs de fleurs le suffoquaient ; une lumière, même faible, lui torturait les yeux ; et il n’y avait que quelques sons particuliers, c’est-à-dire ceux des instruments à corde, qui ne lui inspirassent pas d’horreur.

Je vis qu’il était l’esclave subjugué d’une espèce de terreur tout à fait anormale.

« Je mourrai, — dit-il, — il faut que je meure de cette déplorable folie. C’est ainsi, ainsi, et non pas autrement, que je périrai. Je redoute les événements à venir, non en eux-mêmes, mais dans leurs résultats. Je frissonne à la pensée d’un incident quelconque, du genre le plus vulgaire, qui peut opérer sur cette intolérable agitation de mon âme. Je n’ai vraiment pas horreur du danger, excepté dans son effet positif, — la terreur. Dans cet état d’énervation, — état pitoyable, — je sens que tôt ou tard le moment viendra où la vie et la raison m’abandonneront à la fois, dans quelque lutte inégale avec le sinistre fantôme, — la peur ! »

J’appris aussi, par intervalles, et par des confidences hachées, des demi-mots et des sous-entendus, une autre particularité de sa situation morale. Il était dominé par certaines impressions superstitieuses relatives au manoir qu’il habitait, et d’où il n’avait pas osé sortir depuis plusieurs années, — relatives à une influence dont il traduisait la force supposée en des termes trop ténébreux pour être rapportés ici, — une influence que quelques particularités dans la forme même et dans la matière du manoir héréditaire avaient, par l’usage de la souffrance, disait-il, imprimée sur son esprit, — un effet que le physique des murs gris, des tourelles et de l’étang noirâtre où se mirait tout le bâtiment, avait à la longue créé sur le moral de son existence.

Il admettait toutefois, mais non sans hésitation, qu’une bonne part de la mélancolie singulière dont il était affligé pouvait être attribuée à une origine plus naturelle et beaucoup plus positive, — à la maladie cruelle et déjà ancienne, — enfin, à la mort évidemment prochaine d’une sœur tendrement aimée, — sa seule société depuis de longues années, — sa dernière et sa seule parente sur la terre.

« Sa mort, — dit-il avec une amertume que je n’oublierai jamais, — me laissera moi, le frêle et le désespéré, dernier de l’antique race des Usher. »

Pendant qu’il parlait, lady Madeline, — c’est ainsi qu’elle se nommait, — passa lentement dans une partie reculée de la chambre, et disparut sans avoir pris garde à ma présence. Je la regardai avec un immense étonnement, où se mêlait quelque terreur ; mais il me sembla impossible de me rendre compte de mes sentiments. Une sensation de stupeur m’oppressait, pendant que mes yeux suivaient ses pas qui s’éloignaient. Lorsque enfin une porte se fut fermée sur elle, mon regard chercha instinctivement et curieusement la physionomie de son frère ; mais il avait plongé sa face dans ses mains, et je pus voir seulement qu’une pâleur plus qu’ordinaire s’était répandue sur les doigts amaigris, à travers lesquels filtrait une pluie de larmes passionnées. 

La maladie de lady Madeline avait longtemps bafoué la science de ses médecins. Une apathie fixe, un épuisement graduel de sa personne, et des crises fréquentes, quoique passagères, d’un caractère presque cataleptique, en étaient les diagnostics très singuliers. Jusque-là, elle avait bravement porté le poids de la maladie et ne s’était pas encore résignée à se mettre au lit ; mais, sur la fin du soir de mon arrivée au château, elle cédait — comme son frère me le dit dans la nuit avec une inexprimable agitation — à la puissance écrasante du fléau, et j’appris que le coup d’œil que j’avais jeté sur elle serait probablement le dernier, — que je ne verrais plus la dame, vivante du moins.

Pendant les quelques jours qui suivirent, son nom ne fut prononcé ni par Usher ni par moi ; et durant cette période je m’épuisai en efforts pour alléger la mélancolie de mon ami. Nous peignîmes et nous lûmes ensemble ; ou bien j’écoutais, comme dans un rêve, ses étranges improvisations sur son éloquente guitare. Et ainsi, à mesure qu’une intimité de plus en plus étroite m’ouvrait plus familièrement les profondeurs de son âme, je reconnaissais plus amèrement la vanité de tous mes efforts pour ranimer un esprit, d’où la nuit, comme une propriété qui lui aurait été inhérente, déversait sur tous les objets de l’univers physique et moral une irradiation incessante de ténèbres.

Je garderai toujours le souvenir de maintes heures solennelles que j’ai passées seul avec le maître de la Maison Usher. Mais j’essayerais vainement de définir le caractère exact des études ou des occupations dans lesquelles il m’entraînait ou me montrait le chemin. Une idéalité ardente, excessive, morbide, projetait sur toutes choses sa lumière sulfureuse. Ses longues et funèbres improvisations résonneront éternellement dans mes oreilles. Entre autres choses, je me rappelle douloureusement une certaine paraphrase singulière, — une perversion de l’air, déjà fort étrange, de la dernière valse de Von Weber. Quant aux peintures que couvait sa laborieuse fantaisie, et qui arrivaient, touche par touche, à un vague qui me donnait le frisson, un frisson d’autant plus pénétrant que je frissonnais sans savoir pourquoi, — quant à ces peintures, si vivantes pour moi, que j’ai encore leurs images dans mes yeux, — j’essayerais vainement d’en extraire un échantillon suffisant, qui pût tenir dans le compas de la parole écrite. Par l’absolue simplicité, par la nudité de ses dessins, il arrêtait, il subjuguait l’attention. Si jamais mortel peignit une idée, ce mortel fut Roderick Usher. Pour moi, du moins, — dans les circonstances qui m’entouraient, — il s’élevait, des pures abstractions que l’hypocondriaque s’ingéniait à jeter sur sa toile, une terreur intense, irrésistible, dont je n’ai jamais senti l’ombre dans la contemplation des rêveries de Fuseli lui-même, éclatantes sans doute, mais encore trop concrètes.

Il est une des conceptions fantasmagoriques de mon ami où l’esprit d’abstraction n’avait pas une part aussi exclusive, et qui peut être esquissée, quoique faiblement, par la parole. C’était un petit tableau représentant l’intérieur d’une cave ou d’un souterrain immensément long. rectangulaire, avec des murs bas, polis, blancs, sans aucun ornement, sans aucune interruption. Certains détails accessoires de la composition servaient à faire comprendre que cette galerie se trouvait à une profondeur excessive au-dessous de la surface de la terre. On n’apercevait aucune issue dans son immense parcours ; on ne distinguait aucune torche, aucune source artificielle de lumière ; et cependant une effusion de rayons intenses roulait de l’un à l’autre bout et baignait le tout d’une splendeur fantastique et incompréhensible.

J’ai dit un mot de l’état morbide du nerf acoustique, qui rendait pour le malheureux toute musique intolérable, excepté certains effets des instruments à corde. C’étaient peut-être les étroites limites dans lesquelles il avait confiné son talent sur la guitare qui avaient, en grande partie, imposé à ses compositions leur caractère fantastique. Mais, quant à la brûlante facilité de ses improvisations, on ne pouvait s’en rendre compte de la même manière. Il fallait évidemment qu’elles fussent et elles étaient, en effet, dans les notes aussi bien que dans les paroles de ses étranges fantaisies, — car il accompagnait souvent sa musique de paroles improvisées et rimées, — le résultat de cet intense recueillement et de cette concentration des forces mentales, qui ne se manifestent, comme je l’ai déjà dit, que dans les cas particuliers de la plus haute excitation artificielle. D’une de ces rapsodies je me suis rappelé facilement les paroles. Peut-être m’impressionna-t-elle plus fortement, quand il me la montra, parce que, dans le sens intérieur et mystérieux de l’œuvre, je découvris pour la première fois qu’Usher avait pleine conscience de son état, — qu’il sentait que sa sublime raison chancelait sur son trône. Ces vers, qui avaient pour titre le Palais hanté, étaient, à très peu de chose près, tels que je les cite :

 

I

 

Dans la plus verte de nos vallées,
Par les bons anges habitée,
Autrefois un beau et majestueux palais,
— Un rayonnant palais, — dressait son front.
C’était dans le domaine du monarque Pensée,
C’était là qu’il s’élevait.
Jamais séraphin ne déploya son aile
Sur un édifice à moitié aussi beau.

 

II

 

Des bannières blondes, superbes, dorées,
À son dôme flottaient et ondulaient ;
(C’était, — tout cela, c’était dans le vieux,
Dans le très vieux temps)
Et, à chaque douce brise qui se jouait
Dans ces suaves journées,
Le long des remparts chevelus et pâles,
S’échappait un parfum ailé.

 

III

 

Les voyageurs dans cette heureuse vallée,
À travers deux fenêtres lumineuses, voyaient
Des esprits qui se mouvaient harmonieusement
Au commandement d’un luth bien accordé.
Tout autour d’un trône, où, siégeant
— Un vrai Porphyrogénète, celui-là ! —
Dans un apparat digne de sa gloire,
Apparaissait le maître du royaume.

 

IV

 

Et tout étincelante de nacre et de rubis
Était la porte du beau palais,
Par laquelle coulait à flots, à flots, à flots,
Et pétillait incessamment
Une troupe d’Echos dont l’agréable fonction
Était simplement de chanter,
Avec des accents d’une exquise beauté,
L’esprit et la sagesse de leur roi.

 

V

 

Mais des êtres de malheur, en robes de deuil,
Ont assailli la haute autorité du monarque.
— Ah ! pleurons ! car jamais l’aube d’un lendemain
Ne brillera sur lui, le désolé ! —
Et, tout autour de sa demeure, la gloire
Qui s’empourprait et florissait,
N’est plus qu’une histoire, souvenir ténébreux
Des vieux âges défunts.

 

VI

 

Et maintenant les voyageurs, dans cette vallée,
À travers les fenêtres rougeâtres, voient
De vastes formes qui se meuvent fantastiquement
Aux sons d’une musique discordante ;
Pendant que, comme une rivière rapide et lugubre,
À travers la porte pâle,
Une hideuse multitude se rue éternellement,
Qui va éclatant de rire, — ne pouvant plus sourire.

Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant de cette ballade nous jetèrent dans un courant d’idées, au milieu duquel se manifesta une opinion d’Usher que je cite, non pas tant en raison de sa nouveauté, — car d’autres hommes[1] ont pensé de même, — qu’à cause de l’opiniâtreté avec laquelle il la soutenait. Cette opinion, dans sa forme générale, n’était autre que la croyance à la sensitivité de tous les êtres végétaux. Mais, dans son imagination déréglée, l’idée avait pris un caractère encore plus audacieux, et qui empiétait, dans de certaines conditions, jusque sur le règne inorganique. Les mots me manquent pour exprimer toute l’étendue, tout le sérieux, tout l’abandon de sa foi. Cette croyance toutefois se rattachait — comme je l’ai déjà donné à entendre — aux pierres grises du manoir de ses ancêtres. Ici, les conditions de sensitivité étaient remplies, à ce qu’il imaginait, par la méthode qui avait présidé à la construction, — par la disposition respective des pierres, aussi bien que de toutes les fongosités dont elles étaient revêtues, et des arbres ruinés qui s’élevaient à l’entour, — mais surtout par l’immutabilité de cet arrangement et par sa répercussion dans les eaux dormantes de l’étang. La preuve, la preuve de cette sensitivité se faisait voir, — disait-il, et je l’écoutais alors avec inquiétude, — dans la condensation graduelle, mais positive, au-dessus des eaux, autour des murs, d’une atmosphère qui leur était propre. Le résultat, — ajoutait-il, — se déclarait dans cette influence muette, mais importune et terrible, qui depuis des siècles avait pour ainsi dire moulé les destinées de sa famille, et qui le faisait, lui, tel que je le voyais maintenant, — tel qu’il était. De pareilles opinions n’ont pas besoin de commentaires, et je n’en ferai pas.

Nos livres, — les livres qui depuis des années constituaient une grande partie de l’existence spirituelle du malade, — étaient, comme on le suppose bien, en accord parfait avec ce caractère de visionnaire. Nous analysions ensemble des ouvrages tels que le Vert-Vert et la Chartreuse, de Gresset ; leBelphégor, de Machiavel ; les Merveilles du Ciel et de l’Enfer, de Swedenborg ;le Voyage souterrain de Nicholas Klimm, par Holberg ; la Chiromancie, de Robert Flud, de Jean d’Indaginé et de De la Chambre ; le Voyage dans le Bleu,de Tiech, et la Cité du Soleil, de Campanella. Un de ses volumes favoris était une petite édition in-octavo du Directorium inquisitorium, par le dominicain Eymeric de Gironne ; et il y avait des passages dans Pomponius Méla, à propos des anciens satyres africains et des ægipans, sur lesquels Usher rêvassait pendant des heures. Il faisait néanmoins ses principales délices de la lecture d’un in-quarto gothique excessivement rare et curieux, — le manuel d’une église oubliée, — les Vigiliæ Mortuorum secundum Chorum Ecclesiæ Maguntinæ.

Je songeais malgré moi à l’étrange rituel contenu dans ce livre et à son influence probable sur l’hypocondriaque, quand, un soir, m’ayant informé brusquement que lady Madeline n’existait plus, il annonça l’intention de conserver le corps pendant une quinzaine, — en attendant l’enterrement définitif, — dans un des nombreux caveaux situés sous les gros murs du château. La raison humaine qu’il donnait de cette singulière manière d’agir était une de ces raisons que je ne me sentais pas le droit de contredire. Comme frère, — me disait-il, — il avait pris cette résolution en considération du caractère insolite de la maladie de la défunte, d’une certaine curiosité importune et indiscrète de la part des hommes de science, et de la situation éloignée et fort exposée du caveau de famille. J’avouerai que, quand je me rappelai la physionomie sinistre de l’individu que j’avais rencontré sur l’escalier, le soir de mon arrivée au château, je n’eus pas envie de m’opposer à ce que je regardais comme une précaution bien innocente, sans doute, mais certainement fort naturelle.

À la prière d’Usher, je l’aidai personnellement dans les préparatifs de cette sépulture temporaire. Nous mîmes le corps dans la bière, et, à nous deux, nous le portâmes à son lieu de repos. Le caveau dans lequel nous le déposâmes, — et qui était resté fermé depuis si longtemps que nos torches, à moitié étouffées dans cette atmosphère suffocante, ne nous permettaient guère d’examiner les lieux, — était petit, humide, et n’offrait aucune voie à la lumière du jour ; il était situé à une grande profondeur, juste au-dessous de cette partie du bâtiment où se trouvait ma chambre à coucher. Il avait rempli probablement, dans les vieux temps féodaux, l’horrible office d’oubliettes, et, dans les temps postérieurs, de cave à serrer la poudre ou toute autre matière facilement inflammable ; car une partie du sol et toutes les parois d’un long vestibule que nous traversâmes pour y arriver étaient soigneusement revêtues de cuivre. La porte, de fer massif, avait été l’objet des mêmes précautions. Quand ce poids immense roulait sur ses gonds, il rendait un son singulièrement aigu et discordant.

Nous déposâmes donc notre fardeau funèbre sur des tréteaux dans cette région d’horreur ; nous tournâmes un peu de côté le couvercle de la bière qui n’était pas encore vissé, et nous regardâmes la face du cadavre. Une ressemblance frappante entre le frère et la sœur fixa tout d’abord mon attention ; et Usher, devinant peut-être mes pensées, murmura quelques paroles qui m’apprirent que la défunte et lui étaient jumeaux, et que des sympathies d’une nature presque inexplicable avaient toujours existé entre eux. Nos regards, néanmoins, ne restèrent pas longtemps fixés sur la morte, — car nous ne pouvions pas la contempler sans effroi. Le mal qui avait mis au tombeau lady Madeline dans la plénitude de sa jeunesse avait laissé, comme cela arrive ordinairement dans toutes les maladies d’un caractère strictement cataleptique, l’ironie d’une faible coloration sur le sein et sur la face, et sur la lèvre ce sourire équivoque et languissant qui est si terrible dans la mort. Nous replaçâmes et nous vissâmes le couvercle, et, après avoir assujetti la porte de fer, nous reprîmes avec lassitude notre chemin vers les appartements supérieurs, qui n’étaient guère moins mélancoliques.

Et alors, après un laps de quelques jours pleins du chagrin le plus amer, il s’opéra un changement visible dans les symptômes de la maladie morale de mon ami. Ses manières ordinaires avaient disparu. Ses occupations habituelles étaient négligées, oubliées. Il errait de chambre en chambre d’un pas précipité, inégal et sans but. La pâleur de sa physionomie avait revêtu une couleur peut-être encore plus spectrale ; — mais la propriété lumineuse de son œil avait entièrement disparu. Je n’entendais plus ce ton de voix âpre qu’il prenait autrefois à l’occasion ; et un tremblement qu’on eût dit causé par une extrême terreur caractérisait habituellement sa prononciation. Il m’arrivait quelquefois, en vérité, de me figurer que son esprit, incessamment agité, était travaillé par quelque suffocant secret, et qu’il ne pouvait trouver le courage nécessaire pour le révéler. D’autres fois, j’étais obligé de conclure simplement aux bizarreries inexplicables de la folie ; car je le voyais regardant dans le vide pendant de longues heures, dans l’attitude de la plus profonde attention, comme s’il écoutait un bruit imaginaire. Il ne faut pas s’étonner que son état m’effrayât, qu’il m’infectât même. Je sentais se glisser en moi, par une gradation lente mais sûre, l’étrange influence de ses superstitions fantastiques et contagieuses.

Ce fut particulièrement une nuit, — la septième ou la huitième depuis que nous avions déposé lady Madeline dans le caveau, — fort tard, avant de me mettre au lit, que j’éprouvai toute la puissance de ses sensations. Le sommeil ne voulait pas approcher de ma couche ; — les heures, une à une, tombaient,tombaient toujours. Je m’efforçai de raisonner l’agitation nerveuse qui me dominait. J’essayai de me persuader que je devais ce que j’éprouvais, en partie, sinon absolument, à l’influence prestigieuse du mélancolique ameublement de la chambre, — des sombres draperies déchirées, qui, tourmentées par le souffle d’un orage naissant, vacillaient çà et là sur les murs, comme par accès, et bruissaient douloureusement autour des ornements du lit.

Mais mes efforts furent vains. Une insurmontable terreur pénétra graduellement tout mon être ; et à la longue une angoisse sans motif, un vrai cauchemar, vint s’asseoir sur mon cœur. Je respirai violemment, je fis un effort, je parvins à le secouer ; et, me soulevant sur les oreillers et plongeant ardemment mon regard dans l’épaisse obscurité de la chambre, je prêtai l’oreille — je ne saurais dire pourquoi, si ce n’est que j’y fus poussé par une force instinctive, — à certains sons bas et vagues qui partaient je ne sais d’où, et qui m’arrivaient à de longs intervalles, à travers les accalmies de la tempête. Dominé par une sensation intense d’horreur, inexplicable et intolérable, je mis mes habits à la hâte, — car je sentais que je ne pourrais pas dormir de la nuit, — et je m’efforçai, en marchant çà et là à grands pas dans la chambre, de sortir de l’état déplorable dans lequel j’étais tombé.

J’avais à peine fait ainsi quelques tours, quand un pas léger sur un escalier voisin arrêta mon attention. Je reconnus bientôt que c’était le pas d’Usher. Une seconde après, il frappa doucement à ma porte, et entra, une lampe à la main. Sa physionomie était, comme d’habitude, d’une pâleur cadavéreuse, — mais il y avait en outre dans ses yeux je ne sais quelle hilarité insensée, — et dans toutes ses manières une espèce d’hystérie évidemment contenue. Son air m’épouvanta ; — mais tout était préférable à la solitude que j’avais endurée si longtemps, et j’accueillis sa présence comme un soulagement.

« Et vous n’avez pas vu cela ? — dit-il brusquement, après quelques minutes de silence et après avoir promené autour de lui un regard fixe, — vous n’avez donc pas vu cela ? — Mais attendez ! Vous le verrez ! »

Tout en parlant ainsi, et ayant soigneusement abrité sa lampe, il se précipita vers une des fenêtres, et l’ouvrit toute grande à la tempête.

L’impétueuse furie de la rafale nous enleva presque du sol. C’était vraiment une nuit d’orage affreusement belle, une nuit unique et étrange dans son horreur et sa beauté. Un tourbillon s’était probablement concentré dans notre voisinage ; car il y avait des changements fréquents et violents dans la direction du vent, et l’excessive densité des nuages, maintenant descendus si bas qu’ils pesaient presque sur les tourelles du château, ne nous empêchait pas d’apprécier la vélocité vivante avec laquelle ils accouraient l’un contre l’autre de tous les points de l’horizon, au lieu de se perdre dans l’espace. Leur excessive densité ne nous empêchait pas de voir ce phénomène ; pourtant nous n’apercevions pas un brin de lune ni d’étoiles, et aucun éclair ne projetait sa lueur. Mais les surfaces inférieures de ces vastes masses de vapeurs cahotées, aussi bien que tous les objets terrestres situés dans notre étroit horizon, réfléchissaient la clarté surnaturelle d’une exhalaison gazeuse qui pesait sur la maison et l’enveloppait dans un linceul presque lumineux et distinctement visible.

« Vous ne devez pas voir cela ! — Vous ne contemplerez pas cela ! — dis-je en frissonnant à Usher ; et je le ramenai avec une douce violence de la fenêtre vers un fauteuil. — Ces spectacles qui vous mettent hors de vous sont des phénomènes purement électriques et fort ordinaires, ou peut-être tirent-ils leur funeste origine des miasmes fétides de l’étang. Fermons cette fenêtre ; — l’air est glacé et dangereux pour votre constitution. Voici un de vos romans favoris. Je lirai, et vous écouterez ; — et nous passerons ainsi cette terrible nuit ensemble. » 

L’antique bouquin sur lequel j’avais mis la main était le Mad Trist, de Sir Launcelot Canning ; mais je l’avais décoré du titre de livre favori d’Usher par plaisanterie ; — triste plaisanterie, car, en vérité, dans sa niaise et baroque prolixité, il n’y avait pas grande pâture pour la haute spiritualité de mon ami. Mais c’était le seul livre que j’eusse immédiatement sous la main ; et je me berçais du vague espoir que l’agitation qui tourmentait l’hypocondriaque trouverait du soulagement (car l’histoire des maladies mentales est pleine d’anomalies de ce genre) dans l’exagération même des folies que j’allais lui lire. À en juger par l’air d’intérêt étrangement tendu avec lequel il écoutait ou feignait d’écouter les phrases du récit, j’aurais pu me féliciter du succès de ma ruse.

J’étais arrivé à cette partie si connue de l’histoire où Ethelred, le héros du livre, ayant en vain cherché à entrer à l’amiable dans la demeure d’un ermite, se met en devoir de s’introduire par la force. Ici, on s’en souvient, le narrateur s’exprime ainsi :

« Et Ethelred, qui était par nature un cœur vaillant, et qui maintenant était aussi très fort, en raison de l’efficacité du vin qu’il avait bu, n’attendit pas plus longtemps pour parlementer avec l’ermite, qui avait, en vérité, l’esprit tourné à l’obstination et à la malice, mais, sentant la pluie sur ses épaules et craignant l’explosion de la tempête, il leva bel et bien sa massue, et avec quelques coups fraya bien vite un chemin, à travers les planches de la porte, à sa main gantée de fer ; et, tirant avec sa main vigoureusement à lui, il fit craquer et se fendre, et sauter le tout en morceaux, si bien que le bruit du bois sec et sonnant le creux porta l’alarme et fut répercuté d’un bout à l’autre de la forêt. »

À la fin de cette phrase, je tressaillis et je fis une pause ; car il m’avait semblé, — mais je conclus bien vite à une illusion de mon imagination, — il m’avait semblé que d’une partie très reculée du manoir était venu confusément à mon oreille un bruit qu’on eût dit, à cause de son exacte analogie, l’écho étouffé, amorti, de ce bruit de craquement et d’arrachement si précieusement décrit par sir Launcelot. Évidemment, c’était la coïncidence seule qui avait arrêté mon attention ; car, parmi le claquement des châssis des fenêtres et tous les bruits confus de la tempête toujours croissante, le son en lui-même n’avait rien vraiment qui pût m’intriguer ou me troubler. Je continuai le récit :

« Mais Ethelred, le solide champion, passant alors la porte, fut grandement furieux et émerveillé de n’apercevoir aucune trace du malicieux ermite, mais en son lieu et place un dragon d’une apparence monstrueuse et écailleuse, avec une langue de feu, qui se tenait en sentinelle devant un palais d’or, dont le plancher était d’argent ; et sur le mur était suspendu un bouclier d’airain brillant, avec cette légende gravée dessus :

 

Celui-là qui entre ici a été le vainqueur ;
Celui-là qui tue le dragon, il aura gagné le bouclier.

 

« Et Ethelred leva sa massue et frappa sur la tête du dragon, qui tomba devant lui et rendit son souffle empesté avec un rugissement si épouvantable, si âpre et si perçant à la fois, qu’Ethelred fut obligé de se boucher les oreilles avec ses mains, pour se garantir de ce bruit terrible, tel qu’il n’en avait jamais entendu de semblable. »

Ici je fis brusquement une nouvelle pause, et cette fois avec un sentiment de violent étonnement, — car il n’y avait pas lieu à douter que je n’eusse réellement entendu (dans quelle direction, il m’était impossible de le deviner) un son affaibli et comme lointain, mais âpre, prolongé, singulièrement perçant et grinçant, — l’exacte contre-partie du cri surnaturel du dragon décrit par le romancier, et tel que mon imagination se l’était déjà figuré. 

Oppressé, comme je l’étais évidemment lors de cette seconde et très extraordinaire coïncidence, par mille sensations contradictoires, parmi lesquelles dominaient un étonnement et une frayeur extrêmes, je gardai néanmoins assez de présence d’esprit pour éviter d’exciter par une observation quelconque la sensibilité nerveuse de mon camarade. Je n’étais pas du tout sûr qu’il eût remarqué les bruits en question, quoique bien certainement une étrange altération se fût depuis ces dernières minutes manifestée dans son maintien. De sa position primitive, juste vis-à-vis de moi, il avait peu à peu tourné son fauteuil de manière à se trouver assis la face tournée vers la porte de la chambre ; en sorte que je ne pouvais pas voir ses traits d’ensemble, — quoique je m’aperçusse bien que ses lèvres tremblaient comme si elles murmuraient quelque chose d’insaisissable. Sa tête était tombée sur sa poitrine ; — cependant, je savais qu’il n’était pas endormi ; l’œil que j’entrevoyais de profil était béant et fixe. D’ailleurs, le mouvement de son corps contredisait aussi cette idée, — car il se balançait d’un côté à l’autre avec un mouvement très doux, mais constant et uniforme. Je remarquai rapidement tout cela, et je repris le récit de sir Launcelot, qui continuait ainsi :

« Et maintenant, le brave champion, ayant échappé à la terrible furie du dragon, se souvenant du bouclier d’airain, et que l’enchantement qui était dessus était rompu, écarta le cadavre de devant son chemin et s’avança courageusement, sur le pavé d’argent du château, vers l’endroit du mur où pendait le bouclier, lequel, en vérité, n’attendit pas qu’il fût arrivé tout auprès, mais tomba à ses pieds sur le pavé d’argent avec un puissant et terrible retentissement. »

À peine ces dernières syllabes avaient-elles fui mes lèvres, que — comme si un bouclier d’airain était pesamment tombé, en ce moment même, sur un plancher d’argent, j’en entendis l’écho distinct, profond, métallique, retentissant, mais comme assourdi. J’étais complètement énervé ; je sautai sur mes pieds ; mais Usher n’avait pas interrompu son balancement régulier. Je me précipitai vers le fauteuil où il était toujours assis. Ses yeux étaient braqués droit devant lui, et toute sa physionomie était tendue par une rigidité de pierre. Mais, quand je posai la main sur son épaule, un violent frisson parcourut tout son être, un sourire malsain trembla sur ses lèvres, et je vis qu’il parlait bas, très bas, — un murmure précipité et inarticulé, — comme s’il n’avait pas conscience de ma présence. Je me penchai tout à fait contre lui, et enfin je dévorai l’horrible signification de ses paroles :

« Vous n’entendez pas ? — Moi j’entends, et j’ai entendu pendant longtemps, — longtemps, bien longtemps, bien des minutes, bien des heures, bien des jours, j’ai entendu, — mais je n’osais pas, — oh ! pitié pour moi, misérable infortuné que je suis ! — Je n’osais pas, — je n’osais pas parler !Nous l’avons mise vivante dans la tombe ! Ne vous ai-je pas dit que mes sens étaient très fins ? Je vous dis maintenant que j’ai entendu ses premiers faibles mouvements dans le fond de la bière. Je les ai entendus, — il y a déjà bien des jours, bien des jours, — mais je n’osais pas, — je n’osais pas parler ! Et maintenant, — cette nuit, — Ethelred, — ah ! ah ! — la porte de l’ermite enfoncée, et le râle du dragon, et le retentissement du bouclier ! — Dites plutôt le bruit de sa bière, et le grincement des gonds de fer de sa prison, et son affreuse lutte dans le vestibule de cuivre ? Oh ! où fuir ? Ne sera-telle pas ici tout à l’heure ? N’arrive-t-elle pas pour me reprocher ma précipitation ? N’ai-je pas entendu son pas sur l’escalier ? Est-ce que je ne distingue pas l’horrible et lourd battement de son cœur ? Insensé ! »

Ici, il se dressa furieusement sur ses pieds, et hurla ces syllabes, comme si dans cet effort suprême il rendait son âme :

« Insensé ! je vous dis qu’elle est maintenant derrière la porte ! » 

À l’instant même, comme si l’énergie surhumaine de sa parole eût acquis la toute-puissance d’un charme, les vastes et antiques panneaux que désignait Usher entr’ouvrirent lentement leurs lourdes mâchoires d’ébène. C’était l’œuvre d’un furieux coup de vent ; — mais derrière cette porte se tenait alors la haute figure de lady Madeline Usher, enveloppée de son suaire. Il y avait du sang sur ses vêtements blancs, et toute sa personne amaigrie portait les traces évidentes de quelque horrible lutte. Pendant un moment, elle resta tremblante et vacillante sur le seuil ; — puis, avec un cri plaintif et profond, elle tomba lourdement en avant sur son frère, et, dans sa violente et définitive agonie, elle l’entraîna à terre, — cadavre maintenant et victime de ses terreurs anticipées.

Je m’enfuis de cette chambre et de ce manoir, frappé d’horreur. La tempête était encore dans toute sa rage quand je franchissais la vieille avenue. Tout d’un coup, une lumière étrange se projeta sur la route, et je me retournai pour voir d’où pouvait jaillir une lueur si singulière, car je n’avais derrière moi que le vaste château avec toutes ses ombres. Le rayonnement provenait de la pleine lune qui se couchait, rouge de sang, et maintenant brillait vivement à travers cette fissure à peine visible naguère, qui, comme je l’ai dit, parcourait en zigzag le bâtiment depuis le toit jusqu’à la base. Pendant que je regardais, cette fissure s’élargit rapidement ; — il survint une reprise de vent, un tourbillon furieux ; — le disque entier de la planète éclata tout à coup à ma vue. La tête me tourna quand je vis les puissantes murailles s’écrouler en deux. — Il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes, — et l’étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher.

 

 

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